“M’illumino di spezie” : cette dimanche un événement à Rialto qui évoque l'ancien commerce de la Sérénissime

24 September 2021

Venise, 20 septembre 2021 – On les mange et on les hume, évoquant des terres lointaines enveloppées de mythes, mais on les utilise également pour parfumer et se soigner. À l’époque où Venise était connue comme la Sérénissime, le commerce des épices était sa plus importante source de revenu. En effet, la Sérénissime République a eu, pendant des siècles, le monopole incontesté dans ce domaine : elle importait les épices de l’Orient, où elle avait des escales et des colonies dans tous les principaux ports, et les réexportait vers le reste de l'Europe. Pour commémorer le rôle du commerce des épices et son impact sur la civilisation et la vie vénitiennes, cette dimanche 26 septembre le Comitato cittadini di campo Rialto novo e adiacenze (en français : Comité des citoyens de campo Rialto novo et des quartiers adjacents) a organisé la journée "M'illumino di spezie", qui se tiendra à la Pescheria de Rialto de 10h à 20h. L'événement s'inscrit dans le cadre des célébrations du 1600èmeanniversaire de Venise et vise à explorer l'utilisation des épices dans la cuisine, la pharmacopée et la parfumerie à travers des ateliers sensoriels, une table ronde, des visites guidées des lieux des épices et une exposition avec une douzaine d'exposants. L'une des protagonistes de la table ronde sera Carla Coco, historienne de la gastronomie d'origine sicilienne mais qui vit à Venise depuis de nombreuses années.

"L'idée de consacrer une journée aux épices dans le cadre des manifestations marquant la naissance de Venise découle du fait qu’elles sont considérées parmi les marchandises les plus importantes non seulement pour Venise, mais aussi pour toute l'Europe. Les épices caractérisent la culture et l’économie médiévale, et elles rendent grande et riche Venise" explique Coco, "Elles étaient importantes, et le sont toujours, car elles étaient utilisées dans de nombreux domaines : en cuisine, en diététique, en pharmacopée, pour fabriquer des parfums et des savons. Il s'agissait de marchandises qui venaient de loin, d'Extrême-Orient, et qui étaient essentiellement des graines, des écorces, des fleurs, de minuscules fruits qui étaient surtout utilisés séchés”. 

Venise, qui était une ville dédiée au commerce, a compris dès le départ qu'il s'agissait d'un secteur très important et s'est entièrement consacrée aux épices. "Elle l'a fait de manière très intelligente, en prenant soin de tous les aspects", Coco poursuit, "déjà au début de 1204 Venise disposait d'un Arsenal capable de fabriquer des navires, elle avait une législation maritime déjà bien structurée et elle sécurisait ses marchands en organisant ce qu'on appelait des mude, c’est-à-dire des convois armés qui partaient de Venise à une date précise, avaient un programme de voyage, arrivaient dans les différents ports d'Orient et d'Afrique du Nord et là, les Vénitiens rencontraient d'autres marchands qui avaient apporté des épices d'Extrême-Orient et les achetaient. Même si les épices pesaient peu, elles étaient très chères car leur usage était immense. Arrivées à Venise, elles passaient la douane à Rialto et étaient ensuite revendues dans le reste de l'Europe. Il est clair que Venise gardait la quantité dont elle avait besoin, mais elle le faisait de manière intelligente ici aussi".

La Sérénissime est également devenue un leader dans la production de médicaments car, jusqu'à l'avènement de la chimie, la plupart des médicaments étaient fabriqués à partir d'épices et d'herbes. 

"De tous les médicaments, Venise s'est spécialisée dans la production de triaca, qui était une sorte de remède à tous les maux, composé de 62 ingrédients dont des épices et de la viande de vipère", dit-elle, "mais non seulement elle produisait une énorme quantité de triaca, elle produisait la meilleure triaca du monde connu à l'époque. En effet, il y avait des pharmacies exclusivement dédiées à cette production, et elles étaient étroitement surveillées par les autorités. De cette façon, le médicament était vendu dans toute l'Europe".

L'autre aspect à ne pas oublier est l’utilisation des épices dans la cuisine, non seulement pour aromatiser les aliments et leur donner un goût original et distinctif, mais aussi en diététique, car dans le monde médiéval, cuisine et diététique allaient de pair. À cette époque-là, on pensait que les épices corrigeaient les vices de la nourriture, et elles étaient donc utilisées non seulement sur les plats, mais aussi pour faire des vins épicés, ou étaient confitées et mangées à la fin du repas", poursuit Coco. "Là aussi, les Vénitiens se sont rendu compte qu'il était difficile d'utiliser les épices dans la cuisine, car après tout, elles n'étaient pas des produits de notre ADN européen. Venise a donc fait une opération de marketing très intéressante : elle a créé une série de sacs contenant des épices prêtes à l'emploi, appelés sacchetti veneziani (en français : sacs vénitiens)". 

Ces sacs étaient de trois types : un avec des épices noires et fortes utilisées pour la viande, un autre avec des épices douces et fines pour le poisson et enfin, puisque les Vénitiens étaient marchands, un mélange universel bon pour tous les aliments. Non seulement cela, Venise a aussi réalisé une opération culturelle très importante : toujours selon le principe que diététique et cuisine vont de pair, la Sérénissime a décidé d’appeller un médecin-gourmet d'origine arabe, "Giambonino", qui en 1271 a obtenu la citoyenneté de intus et de foris. Donc la République l’a encouragé à traduire et à réviser le livre d'un médecin très célèbre en Orient, afin de faire connaître et comprendre l'utilisation des épices, leur usage et les maux qu'elles pouvaient prévenir. Et Giambonino soi-même a écrit, à la fin du treizième siècle, un livre intitulé Liber de ferculis et de condimentis, qu’on peut considérer aujourd'hui comme le premier livre de cuisine vénitienne".

"Dans cet événement, dont l'Université de Cordoue est partenaire, nous avons pensé réunir tous les différents aspects des épices : nous aurons donc un moment culturel, mais aussi commercial", explique Coco, "nous aurons un atelier sensoriel avec des experts qui guideront les gens vers l'utilisation des épices dans la cuisine ; nous reproposerons ces célèbres sacchetti veneziani – dont nous avons la mémoire historique – et des recettes tirées d'anciens livres de recettes vénitiens. Par exemple, le fameux saor que nous mangeons encore tous les jours est un plat qui existait déjà au quatorzième siècle, il s'appelait cisame di pesce et était préparé avec des épices ; ou l'ambrogino, qui était entièrement recouvert d'épices. Il suffit de dire qu’au quatorzième siècle, à Venise on utilisait 30 à 40 épices différentes". 

À 16 heures, il y aura une table ronde sur les épices dans la pharmacopée, la parfumerie, les liqueurs et la cuisine. Il y aura également une partie commerciale, avec des stands où les gens pourront essayer, voir et comprendre ce que l'on peut faire avec les épices aujourd'hui. Il y aura des pâtissiers qui prépareront d'anciens bonbons aux épices, comme les pevarini, mais aussi des réinterprétations modernes, comme un babà aux épices ou des mustacciuoli. Il y aura des amers et des spiritueux, des maîtres parfumeurs qui réaliseront différents parfums et des visites guidées avec des guides autorisées qui feront découvrir le marché, l'ancienne pharmacie de San Servolo et le Palazzo Mocenigo. Le soir, il y aura une réinterprétation théâtrale de Il Milione de Marco Polo.

Très prisées et chères, et donc utilisées par les riches pour montrer leur opulence, les épices ont été utilisées jusqu'à la fin du seizième siècle, après quoi elles ont décliné.

"Fondamentalement, à cette époque-là les Portugais ont inondé l'Europe d'épices, qui par contre ont commencé à ne plus être considérées un symbole de statut. On doit aussi se souvenir que les connaissances médicales se sont développées et, même s'il n'y a pas de raison apparente, les épices ont commencé à être de moins en moins utilisées", conclut Coco. "La cuisine vénitienne du dix-septième et dix-huitième siècle a perdu ses épices, et même dans le dix-neuvième et vingtième siècle on connaissait seulement les principales : le poivre et la cannelle. Mais au cours des vingt dernières années, quelque chose a changé, parce que les gens ont redécouvert que les épices sont vraiment bonnes pour la santé et qu'il ne s'agissait pas de simples rumeurs. Et elles sont à nouveau utilisées en cuisine, notamment en raison de la présence de nombreuses communautés étrangères venues de l'Est. Parmi les épices redécouvertes figurent le gingembre, le curcuma, la cannelle, le clou de girofle, l'anis étoilé, la coriandre et, bien sûr, le safran. Le safran est principalement produit en Iran et en Turquie, mais c'est la seule épice qui peut également être cultivée en Italie. Et donc, lors de l'événement, nous aurons du safran produit en Italie et du safran iranien, justement pour comparer différents mondes et cultures".