Les sorcières de Venise, entre filtres magiques, lé-gendes et tortures : histoires de femmes bannies par la Sérénissime

29 October 2021

Venise, 29 octobre 2021 - Formules magiques, sang des condamnés, philtres d'amour. Une poignée de fèves et une prière à la Vierge Marie pour savoir si le bien-aimé était fidèle ou pas, un verre d'eau éclairé par une bougie, la chiromancie. Des sorcières, des guérisseuses et des devineresses selon le Tribunal de l'Inquisition ; le plus souvent seulement des femmes analphabètes, plagiées et soumises à de terribles tortures, comme le fouet, la coupure des oreilles, ou au bannissement de la ville et à la flagellation publique. Mais à Venise, qui a toujours montré une attitude différente, jamais soumise à l'Église, elles n'ont jamais été condamnées au bûcher. À l’occasion de la nuit la plus effrayante de l'année, la fameuse nuit d'Halloween, les histoires et les visages des sorcières vénitiennes resurgissent des archives de l'État. Des histoires de "stregizzi" (en français : enchantements), de sabbats, de réunions de sorcières et de sorciers, d'esprits emprisonnés, de magie sexuelle, de rituels et même de légendes transmises à travers les siècles par la Sérénissime République, qui cette année célèbre le 1600ème anniversaire de sa fondation. Pas “Des bonbons ou un sort”, mais de vraies femmes qui pratiquaient la magie occulte en cachette. Il suffit de dire qu'au seizième siècle, il y a eu environ 1600 procès dans la ville pour "strigaria, maleficio, arte magica e superstizione" (en français : sorcellerie, malédictions, art magique et superstition). Les sorcières étaient jugées par le Tribunal de l'Inquisition, qui avait son siège en place Saint-Marc, tandis que les punitions et les tortures étaient infligées publiquement entre les deux colonnes de Saint-Marc. Comme l'explique Manuel Meneghel, guide touristique à Venise, la plupart d'entre elles étaient des prostituées ou des courtisanes, qui faisaient principalement des potions d'amour.

“Le Ghetto, dans le sestiere de Cannaregio, a joué un rôle important dans la diffusion de textes de magie noire, comme le Clavicola Salomonis", explique Meneghel, "et les documents de l'Inquisition nous permettent de localiser les maisons de ces femmes accusées d'être des sorcières : nous connaissons leurs noms et les raisons pour lesquelles elles ont été mis en procès". Parmi elles se trouve Emilia Catena, une courtisane et sorcière accusée d'avoir pratiqué des rites de nécromancie sur le cadavre d'un bébé. Elle a nié, mais a admis l'avoir fait sur un chat et a été expulsée de la ville. En outre, au cours des années 1580, Emilia a investi une partie de ses revenus dans l'achat de terres et de champs dans le territoire vénitien et est devenue ainsi une entrepreneuse agricole, une figure rare dans la Venise du seizième siècle. Veronica Franco elle-même a été jugée pour sorcellerie mais a été acquittée”.

Parfois, cependant, ce sont des femmes qui restent dans l'ombre, comme Giovanna Semolina, la sorcière "de quartier" contactée par les épouses pour éloigner leurs maris des courtisanes. Les documents montrent que Giovanna a prescrit un lazzaro puzzolente : une préparation à base d'excréments de chat, de graisse de loup et de terre recueillie entre les deux colonnes de Saint-Marc, lieu où on exécutait les condamnés à mort et donc, étant trempé de leur sang, cru d’avoir des pouvoirs magiques. Ce cataplasme était utilisé pour graisser les portes de la maison de la courtisane victime du maléfice, et on demandait au diable que l'odeur envahisse toute la maison et la courtisane elle-même, afin que le mari ne puisse plus l'approcher et trahir sa femme. "Cela a été porté à notre attention", explique Meneghel, "parce qu'un mari a dénoncé la sorcière Semolina, et sa femme aussi a eu des problèmes parce qu'elle utilisait ces méthodes". Les documents révèlent également l'histoire d'une Venise "intime" qui n'est pratiquement jamais exposée. “Par exemple, la sorcière du quinzième siècle Graziosa a été condamnée pour avoir fait tomber amoureux d'elle un noble Contarini au moyen d'une potion d'amour", raconte-t-il, "dans cette façon, nous apprenons les pratiques de magie érotique auxquelles ils s'adonnaient à l'époque, avec des potions d'amour contenant des parties de poussière de nombril". Mais les témoignages de sorcières proviennent aussi de Giacomo Casanova lui-même, qui a admis d’être le protagoniste d’une série de pratiques de magie sexuelle.

Le monde de la sorcellerie est également lié aux légendes vénitiennes qui se transmettent depuis des siècles. "On raconte qu’il y avait une embarcation de sept sorcières qui partait toutes les nuits pour le sabbat", nous explique Meneghel, "Une fois un voisin curieux a décidé de se cacher à l'intérieur du bateau : au moment où les sorcières sont arrivées et ont prononcé la phrase magique "via per sette" (en français : en route tous les sept), le bateau n'est pas parti car il y avait huit personnes à bord. Ne sachant pasde l’invité, elles se sont demandé pourquoi la phrase magique ne fonctionnait pas et, supposant que l'une d'entre elles était peut-être enceinte, elles ont dit "en route tous les huit" : l’embarcation est donc partie, se perdant dans le brouillard vénitien jusqu'à Alexandrie, où se tenait le sabbat. A son retour, notre mystérieux passager a ramené de son voyage une brindille d’un palmier-dattier, ce qui lui a permis de tenter l'aventure". Mais la présence des fameux "Maures", dans le camp du même nom, est également liée à une légende de sorcellerie. En effet, on dit que les Maures étaient des marchands qui ont été transformés en pierre par une vieille femme trompée sur la valeur de certains tissus. Les marchands auraient été touchés par sa malédiction par l'intercession de Marie-Madeleine. “Il y a des documents judiciaires", explique Meneghel, "avec des listes d’enchantements qui nous preuvent que les sorcières ne demandaient pas seulement l'intercession des esprits pour faire de la magie, mais aussi celle des saints". Et la magie est souvent liée à l'île de Murano.