L'art de la dentelle à l'aiguille de Burano : un travail de partage patient, méticuleux et inestimable

10 November 2021

Venise, 15 octobre 2021 - Des mains prêtes à se mettre au travail, une petite chaise en bois avec un repose-pied, des lunettes, des outils du métier et des années d'expérience dans l'esprit, dans les yeux et dans les mains. C'est ainsi que les maîtresses dentellières de Burano se préparent à passer un autre après-midi en compagnie d'une aiguille, d'un fil, de leur cuscinello personnalisé (un coussin cylindrique rembourré), d’un morello (un cylindre en bois) et de carta paglia, pour réaliser une autre œuvre d'art, un autre morceau d'histoire italienne. Entre une bavarde et l’autre, elles interagissent avec quiconque s'approche pour découvrir les secrets de leur métier, et se taquinent l’une l’autre : "c'est elle la plus bavarde", "c'est elle la meilleure". Elles se connaissent depuis toujours et continuent, à plus de 80 ans, à avoir cette même lumière dans les yeux qu’elles avaient quand elles étaient petites, les grands-mères leur mettant pour la première fois dans les mains une aiguille très fine et du fil de coton blanc.

L'amour des maîtresses dentellières de Burano pour leur métier se perçoit à l’instant : il transparaît dans les mouvements, les silences, la concentration, les yeux rougis, le fait qu'elles ne détournent jamais les yeux de leur travail, l'habileté de leurs mains qui savent par cœur comment elles doivent s'entrelacer pour créer, à partir d'un dessin sur papier, une œuvre d'art très précise et indestructible. Il se perçoit aussi par le fait qu'elles sont toujours assises à l'intérieur de ce qui était autrefois la florissante École dentellière de Burano, aujourd'hui un musée, pour perpétuer une tradition qui dans le passé a connu sa gloire, mais qui aujourd'hui risque de disparaître.

Elles ne sont plus que six à Burano à connaître tous les secrets de la dentelle, et deux d'entre elles sont Mary Costantini et Romana Memo : à l'occasion du 1600ème anniversaire de la fondation de la ville de Venise, elles ont décidé de raconter leur travail. Aujourd'hui comme hier, elles sont unies par la même passion pour un métier apparemment solitaire, mais en réalité fondé sur le partage du temps, de l'espace et de l'amour pour ce qu'on fait. Le travail des dentellières est individuel, mais il se fait tous ensemble, assises devant la maison avec les voisines, les grands-mères, les mères et les petits-enfants, comme autrefois, ou assises entre amies dans une salle, côte à côte, discutant, se souvenant et échangeant des fils de coton blanc. 

"Je fais ce métier depuis l'âge de six ans", explique Mary Costantini, maîtresse dentellière de Burano, "Au début, faire la dentelle était un passe-temps, mais il s’agit d’un travail très particulier, et donc il faut aimer ça. Ma mère voulait que j'apprenne la broderie, mais je n'ai jamais aimé être couturière ou broder, je suis vraiment mauvaise dans ce domaine. Avec la dentelle, par contre, c'est toute autre histoire : je peux commencer à travailler le matin et il peut même faire nuit et je ne m'en aperçois pas. La dentelle était ma voie, et je peux dire que le temps m'a donné raison". 

Il y a sept étapes dans la création de la dentelle de Burano. On part toujours d’un dessin, entièrement délimité par la faufilure (dite orditura) ; d’ici on élabore la première phase du travail, c’est-à-dire le motif décoratif (appellé ghipùr). Puis il y a le point de Venise, constitué par un entrelacement des fils qui prend la forme des barrettes, et le point de Burano (qui se distingue du point de Venise par son fond, constitué d’une résille à minuscules mailles rectangulaires). On termine avec les reliefs et le point de feston (dit aussi punto cappa con picò). 

Dans le passé, chaque dentellière de l'École de Burano était responsable d'une seule partie du travail. Il y avait donc sept spécialisations : les dessinatrices, celles qui faufilaient le travail, celles qui faisaient le ghipùr, celles qui ne faisaient que le point de Venise, celles qui travaillaient exclusivement au point de Burano, les maîtresses du relief et celles qui faisaient le point de feston final. Bien que théoriquement elles sachent tous tout faire, elles se sont tous concentrées sur un seul point car en faisant le même travail, elles ont acquis rapidité et perfection, deux éléments fondamentaux qui ont fait de cet objet textile provenant d'une petite île de la lagune vénitienne l'un des produits artisanaux italiens les plus appréciés au monde. 

"Au premier regard tout se ressemble", commente Mary en racontant l'histoire de l'École dentellière où elle et ses amies ont étudié, "mais chaque point a sa propre façon de tirer le fil, de le rendre plus souple. Autrefois il y avait beaucoup de travail et chaque personne qui étudiait à l'École se spécialisait dans un point. J'ai toujours aimé faire le premier point, la base du travail, ce que nous appelons le ghipùr et c'était mon travail. Aujourd'hui, je fais tout, du début à la fin de la dentelle, mais les temps ont changé".

La dentelle de Burano est traditionnellement fabriquée exclusivement avec du fil de coton blanc, car il est le meilleur matériau pour réaliser ce travail, étant à la fois très résistant et souple. Le choix du blanc, outre le côté esthétique, est toujours fait pour la même raison, c’est-à-dire parce que cette couleur maintient la structure du fil solide par rapport à celle d'un fil coloré, et fait en sorte que la dentelle de Burano, une fois terminée, devienne un objet durable qui peut également subir des lavages sans jamais être endommagé ou cassé. 

Mary et Romana, les maîtresses dentellières, nous racontent : "La nouveauté de ces dernières années en matière de dentelle est l'introduction de fils de couleur, même s'ils ont tendance à s'effilocher et à se casser. Nous travaillons avec beaucoup de petits nœuds, et la qualité du fil est donc très importante pour nous. En ce qui nous concerne, nous n'utilisons pratiquement jamais de fil de couleur, même si c'est à la mode depuis quelque temps, mais les différences avec le travail traditionnel au fil de coton blanc sont remarquables".

Ceux qui veulent les regarder travailler ou leur demander une leçon de point de Venise peuvent les trouver au premier étage du Musée de la Dentelle de Burano, assises sur les mêmes bancs en bois où on les voyait, enfants, prendre leurs premières leçons dans la plus célèbre école professionnelle de dentelle à l'aiguille du monde. Elles viennent deux par deux, l'après-midi, s'assoient, travaillent et restent à la disposition de tous ceux qui décident de consacrer un moment de leur temps à la mémoire d'un métier très précieux. 

Méticulosité, patience, précision, une technique ancienne transmise de main en main et inchangée jusqu'à aujourd'hui : ce sont les ingrédients de la dentelle à l'aiguille de Burano, un produit qui, une fois terminé, devient indestructible. Les vêtements se cassent, tout comme le tissu, les broderies s'abîment, les fils de couleur s'amincissent, mais la dentelle de Burano reste à jamais et c'est là que réside le charme de cet artisanat qui risque de disparaître mais qui est capable de laisser, à travers un objet apparemment fragile mais très fort, une marque sur le temps et l'histoire.

 

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