Venise, 15 novembre 2021 - C'est une longue et lente marche celle que les Vénitiens font chaque 21 novembre pour apporter une bougie à la basilique Santa Maria della Salute (connue aussi comme église de la Madonna della Salute). N’importe la météo, c'est un devoir de se rendre à la Salute pour prier et demander à la Vierge la protection pour soi-même et ses proches. Il s'agit d'une longue et lente procession à pied, en compagnie de la famille ou d'amis proches, en traversant le pont votif flottant qui, chaque année, relie les sestieri de San Marco et de Dorsoduro. Tout comme il y a quatre siècles, quand le doge Nicolò Contarini et le patriarche Giovanni Tiepolo ont organisé une procession et des prières pendant trois jours et trois nuits, rassemblant tous les citoyens qui avaient survécu à la peste. C’était dans cette occasion que les Vénitiens ont fait le vœu solennel à la Vierge de construire une église en son honneur si la ville survivait à l'épidémie.
Celui entre Venise et la peste est un lien fait non seulement de mort et souffrance, mais aussi de revanche et volonté de se battre et de recommencer. L’histoire nous raconte qu’entre 954 et 1793 la ville a enregistré un total de soixante-neuf épidémies de peste : des épisodes dramatiques qui ont causé des dizaines de milliers de morts dans quelques mois. Deux sont les épidémies de peste les plus grandes, dont la ville porte encore les traces : celle de la période 1575-1577, et celle du 1630-1631. Et c’est l’épidémie du dix-septième siècle celle qui a entrainé la construction de la basilique de la Salute, conçue par Baldassare Longhena, et qui a couté à la République de Venise 450 000 ducats.
Dans cette occasion, la peste s'est propagée rapidement, d'abord dans le quartier de San Vio et puis dans le reste de la ville, aidée par l'inconscience des marchands qui revendaient les vêtements des morts. Et donc, la situation est dégénérée : les 150 000 habitants de l'époque ont paniqué, les lazzaretti ont débordé, les cadavres des morts contagieux ont été abandonnés dans les coins des calli. C’était pour cette raison que le patriarche Giovanni Tiepolo a ordonné, du 23 au 30 septembre 1630, l’institution de prières publiques dans toute la ville, en particulier dans la cathédrale San Pietro (dans le sestiere de Castello), qui à l’époque était le siège du patriarcat ; le doge Nicolò Contarini et l'ensemble du Sénat ont aussi participé à ces prières. Peu après, le 22 octobre de la même année, on a décidé d’organiser des processions en l'honneur de Maria Nicopeja pendant les 15 samedis suivants. Mais la peste continuait de faire des victimes : en novembre 1630, le nombre des morts était près de 12 000 personnes. Sans arrêter d’invoquer l’aide de la Vierge, le Sénat a donc décidé qu’il fallait aussi faire vœu de construire une église dédiée à la "Très Sainte Vierge, la nommant Santa Maria della Salute", tout comme le vœu fait au Redempteur pour la peste du 1575-1577. En outre, il a décrété que dans le jour officiel de la fin de la contagion les Doges devraient aller visiter cette église, en signe de leur gratitude envers la Vierge. En 1631 la peste finalement s’est arrêté : en deux ans, on a estimé près de 50 000 victimes pour la seule ville de Venise, et environ 700 000 morts pour l'ensemble du territoire de la Sérénissime. En janvier 1632 on a donc commencé les travaux de démantèlement des murs des anciennes maisons de la zone adjacente à Punta della Dogana. Enfin, l’église de la Salute a été consacrée le 9 novembre 1687, un demi-siècle après la propagation de la maladie, et la date de la fête a été officiellement modifiée au 21 novembre.
Le vœu fait au dix-septième siècle est également rappelé à la table. Chaque année, à l'occasion de la Fête de la Madonna della Salute, il est possible de déguster la castradina, un plat à base de viande de mouton qui hommage les Dalmatiens. Selon la tradition, pendant la pandémie les Dalmatiens étaient les seuls qui ont continué à approvisionner la ville, en transportant le mouton fumé sur leurs trabaccoli (nom d’un type de bateau). L'épaule et la cuisse du mouton ou de l'agneau étaient préparées presque comme les jambons d'aujourd'hui, salées et massées avec un mélange de salaison composé de sel, de poivre noir, de clous de girofle, de baies de genièvre et de fleurs de fenouil sauvage. Après cette préparation, les morceaux de viande étaient séchés, légèrement fumés et suspendus à l'extérieur des cheminées pendant au moins quarante jours.
Regard à l’origine du nom "castradina", il y a deux hypothèses : la première est qu'il dérive de "castra", c’est-à-dire les casernes et forteresses vénitiennes disséminées dans les îles de la République, où l'on conservait la nourriture pour l’armée ; la seconde est qu'il s'agit d'un diminutif de "castrà", terme dialectal pour désigner le mouton ou l'agneau. La cuisson du plat est assez élaborée, car elle nécessite d’une longue préparation durant trois jours, comme la procession qui commémore la fin de la peste. La viande est en effet bouillie trois fois en trois jours, pour lui permettre de se purifier et de devenir tendre ; elle est ensuite cuite lentement pendant des heures, et on y ajoute du chou pour en faire une soupe savoureuse.